22
Retour à Chipenden
Un matin, dans les derniers jours d’avril, alors que j’allais puiser de l’eau au ruisseau, John Gregory me suivit dehors. Il leva le visage pour goûter la douce chaleur du soleil qui venait de surgir en haut de la faille. À l’arrière de la maison, les stalactites de glace suspendues à la falaise fondaient rapidement, formant des flaques sur les pavés.
— Voilà le printemps, petit, dit mon maître. Nous allons retourner à Chipenden.
Cela faisait plusieurs semaines que j’attendais cette phrase. Depuis qu’il était revenu, seul, de Sunderland, l’Épouvanteur était resté silencieux, comme retiré en lui-même, et la maison m’avait paru plus sombre et déprimante que jamais. J’avais grande hâte d’en partir.
Pendant plusieurs heures, je m’acquittai donc des tâches indispensables : nettoyer l’âtre des cheminées, laver les casseroles et ranger la vaisselle, afin de rendre notre installation moins pénible l’hiver prochain. Enfin, l’Épouvanteur tourna la clé dans la serrure et s’engagea à grands pas sur le sentier de la faille. Chargé, comme d’habitude, de nos deux sacs et de mon bâton, je marchai allègrement sur ses talons.
Je n’avais pas oublié ma promesse faite à Alice. J’attendais juste le bon moment pour poser la question. Je constatai alors que, au lieu de prendre la route la plus directe vers le nord, nous nous dirigions vers Adlington. Bien qu’il eut rendu visite à son frère la veille, je supposai que mon maître désirait lui dire au revoir. Je tergiversais encore, n’osant prononcer le nom de mon amie, quand nous arrivâmes devant la boutique.
Je fus surpris de voir Alice et Andrew s’avancer tous deux à notre rencontre. Alice portait un petit baluchon et semblait équipée pour un voyage. Elle souriait, visiblement impatiente.
— Je te souhaite un bel été prospère, Andrew, dit John Gregory avec chaleur. On se reverra en novembre !
— Qu’il en soit de même pour toi ! répondit le serrurier.
Après quoi, l’Épouvanteur fit demi-tour et se remit en marche. Au moment où je m’apprêtais à le suivre, Alice vint se placer à ma droite, un sourire jusqu’aux oreilles. Je la regardai, ébahi.
— Ah, j’ai oublié de te mettre au courant, petit, me lança mon maître par-dessus son épaule, Alice va demeurer avec nous à Chipenden, dans les mêmes conditions que précédemment. J’ai arrangé cela avec Andrew hier. Je préfère garder un œil sur elle.
— Bonne surprise, hein, Tom ? lança Alice, malicieuse. Tu es content ?
— Bien sûr que je suis content ! Je me réjouis que tu viennes avec nous. Je regrette seulement que M. Gregory ne m’en ait rien dit.
— Vraiment ? fit-elle en riant. Alors, tu sais maintenant ce qu’on ressent quand les gens gardent pour eux des choses qu’ils auraient dû te confier ! Que cela te serve de leçon !
Je ris avec elle. Elle pouvait se moquer, ça m’était bien égal. Si je lui avais parlé de mon intention de voler le grimoire, elle m’aurait probablement empêché de faire pareille bêtise. Mais toute cette affaire était terminée, nous marchions côte à côte. Nous repartions enfin à Chipenden !
Le lendemain m’apporta une autre surprise. La route de Chipenden passait à environ quatre miles de notre ferme. Je m’apprêtais à demander l’autorisation de faire le détour, quand l’Épouvanteur me devança :
— Je parie qu’une visite chez toi te ferait plaisir. Peut-être ta mère est-elle de retour. Si c’est le cas, elle espère sûrement te voir. Pendant ce temps, je vais continuer ma route. Je dois m’arrêter chez un chirurgien des environs.
— Un chirurgien ? Vous êtes malade ? m’écriai-je, inquiet.
— Non, mon garçon. Cet homme fait aussi office de dentiste. Il possède une belle collection de dents ; il en trouvera bien une qui me conviendra.
Il sourit largement, découvrant le trou laissé dans sa gencive par son combat avec le gobelin.
— Comment se les procure-t-il ? soufflai-je, horrifié. Il travaille avec des détrousseurs de cadavres ?
— Non, il les ramasse sur les anciens champs de bataille. Il va remplacer ma dent manquante, et je retrouverai mon visage d’avant. Il est également très habile dans la fabrication de boutons en os.
Mélancolique, il ajouta :
— Meg, qui cousait ses robes elle-même, était une de ses meilleures clientes.
Je fus content d’apprendre ça. Les boutons de la lamia ne venaient donc pas des os de ses victimes, comme je l’avais supposé !
— Va, petit ! reprit mon maître. Et emmène la fille avec toi ; elle te tiendra compagnie sur le chemin du retour.
J’obéis avec joie. Je comprenais que l’Épouvanteur ne veuille pas s’encombrer d’Alice. Toutefois, je savais que j’aurais le problème habituel avec mon frère Jack : il ne la laisserait pas mettre un pied sur sa propriété. Le domaine de la Brasserie lui appartenant désormais, il ne servirait à rien de discuter.
Moins d’une heure plus tard, Alice et moi arrivions en vue de la ferme. Je remarquai alors une chose bizarre. Au-delà de la dernière clôture s’élevait la colline du Pendu. Un filet de fumée noire montait à son sommet. Quelqu’un avait allumé un feu. Qui ? Personne ne s’aventurait jamais par là. Beaucoup d’hommes avaient été pendus aux arbres de la colline lors de la guerre civile qui avait dévasté le Comté plusieurs générations auparavant, et leurs spectres hantaient toujours l’endroit. Nos chiens eux-mêmes refusaient de s’en approcher.
Je devinai aussitôt que c’était ma mère ; personne d’autre qu’elle n’aurait osé s’y rendre. Pourquoi était-elle là-haut ?
Obliquant dans cette direction, nous grimpâmes la pente. Les spectres ne se manifestèrent pas. La colline du Pendu était tranquille et silencieuse ; les branches nues brillaient dans le soleil de fin d’après-midi. Des bourgeons gonflaient sur chaque rameau, mais il leur faudrait encore une bonne semaine pour éclater. Le printemps était tardif, cette année.
Mon intuition se révéla juste : je découvris maman, assise devant le feu, fixant les flammes. Elle s’était bâti un abri de branches et de feuilles mortes, qui la protégeait des rayons du soleil. Ses cheveux ternes prouvaient qu’elle ne s’était pas lavée depuis longtemps. Elle avait maigri, ses joues s’étaient creusées. Elle paraissait profondément triste, comme lassée de la vie elle-même.
— Maman ! Maman ! m’écriai-je en m’asseyant près d’elle sur la terre mouillée. Est-ce que tu vas bien ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Son expression était lointaine. Je crus même qu’elle ne m’avait pas entendu. Puis, sans lâcher les flammes des yeux, elle posa une main sur mon épaule.
— Je suis heureuse que tu sois là, Tom, dit-elle enfin. Je t’attends depuis des jours…
— Où étais-tu partie, maman ?
Elle garda le silence. Au bout d’un long moment, elle tourna la tête et son regard plongea dans le mien :
— Je vais partir bientôt ; nous devons parler avant que je m’en aille.
— Non, maman ! Tu n’es pas en état de partir où que ce soit ! Pourquoi ne vas-tu pas à la ferme, manger quelque chose de chaud, dormir dans un lit ? Jack sait-il que tu es ici ?
— Il le sait, mon fils. Il vient chaque jour, et me tient le même discours que toi. Mais l’idée de retrouver la maison, maintenant que ton père n’y est plus, m’est trop douloureuse. J’ai le cœur brisé, Tom. À présent que te voilà, je ferai l’effort d’y aller une dernière fois, avant de quitter le Comté pour toujours.
— Ne pars pas, maman ! la suppliai-je. Je t’en prie, ne nous abandonne pas !
Elle fixa les flammes en silence.
— Pense à ton premier petit-fils qui va naître ! continuai-je avec désespoir. Ne veux-tu pas le connaître ? Ne veux-tu pas voir grandir la petite Mary ? Et moi ? J’ai besoin de toi ! Ne veux-tu pas me voir achever mon apprentissage et devenir épouvanteur ? Il me faut encore ton aide et tes conseils !
Maman restait muette. À cet instant, Alice s’assit en face d’elle, de l’autre côté du feu. Les flammes allumaient dans ses prunelles des lueurs presque féroces.
— Vous ne savez pas quoi faire, hein ? fit-elle. Vous hésitez !
Maman la regarda, les yeux brillants de larmes.
— Quel âge as-tu, petite ? Treize ans, n’est-ce pas ? Tu n’es qu’une enfant. Que peux-tu savoir de ce qui me tourmente ?
— Oui, je n’ai que treize ans, répliqua Alice sur un ton de défi. J’ai pourtant appris bien des choses, plus que la plupart des gens en toute une vie ! Certaines m’ont été enseignées, d’autres, je les sais ; je les ai toujours sues. Sans doute suis-je née avec ces connaissances. J’ignore comment et pourquoi ; c’est ainsi, voilà tout. Je sais que vous êtes déchirée, incapable de décider s’il vous faut partir ou rester ; n’ai-je pas raison ?
J’eus alors la stupeur de voir maman baisser la tête et acquiescer d’un signe.
— La puissance de l’obscur grandit, reprit-elle, c’est évident. Je l’ai déjà signalé à Tom.
Elle leva vers moi des yeux plus étincelants que ceux d’aucune sorcière que j’avais combattues :
— Le monde entier est en train de tomber aux mains de l’obscur, pas seulement notre Comté ! Je dois le combattre dans mon propre pays. Si je pars, j’ai une chance d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Or, il y a ici des choses non résolues.
— Lesquelles, maman ?
— Tu l’apprendras bien assez tôt. Ne me le demande pas.
— Si tu t’en vas, tu seras seule ! Que pourras-tu faire ?
— Non, Tom, je ne serai pas seule. D’autres m’aideront. Des gens précieux. Peu nombreux, je l’avoue.
— Reste ici, maman ! Reste ! l’implorai-je. Affronte avec moi ce qui doit survenir, dans mon pays, pas dans le tien… !
Elle sourit tristement :
— Et ton pays, c’est ici, n’est-ce pas ?
— Oui ! Je suis né dans le Comté. Je suis né pour défendre cette terre contre l’obscur. C’est ce que tu m’as dit. Tu as dit aussi que je serais le dernier apprenti de l’Épouvanteur, et que ce serait ensuite à moi d’assurer la sécurité de tous.
— Je ne le nie pas, dit ma mère, fixant de nouveau le feu.
— Alors, reste avec nous ! Luttons ensemble ! L’Épouvanteur travaille à ma formation ; pourquoi n’y participerais-tu pas ? Tu as des pouvoirs qu’il n’a pas. Tu as su imposer silence aux ombres de la colline du Pendu. Lui, il prétend qu’il n’y a rien à faire avec ce genre de spectres ; qu’ils doivent s’effacer peu à peu. Pourtant, à toi, ils ont obéi ; ils se sont tenus tranquilles pendant des mois ! Et tu m’as transmis d’autres dons. Je sens les signes délétères, comme tu les appelles, annonciateurs de la mort. J’ai compris récemment que mon maître était bien près de mourir, comme j’ai su quand il était en voie de guérison. S’il te plaît, ne t’en va pas ! Reste, et enseigne-moi ce que tu sais.
— Non, Tom, dit-elle en se relevant. Je suis désolée, mon choix est fait. Je vais passer une dernière nuit ici. Demain, je partirai.
J’avais employé tous les arguments ; insister davantage aurait été pur égoïsme. J’avais promis à mon père de la laisser s’en aller quand le temps serait venu ; il était venu. Alice avait raison : maman était partagée. Néanmoins, ce n’était pas à moi d’infléchir sa décision.
Maman s’adressa à Alice :
— Tu as parcouru une longue route, petite. Tu es allée plus loin que je ne le prévoyais. D’autres épreuves t’attendent. Pour résister à ce qui se prépare, vous devrez réunir vos forces, mon fils et toi. L’étoile de John Gregory pâlit. Vous représentez l’avenir et l’espoir du Comté. Il aura besoin de vous à ses côtés.
Sur ces mots, elle se tourna vers moi. Je frissonnai :
— Le feu va s’éteindre, maman.
Elle hocha la tête :
— Descendons tous les trois à la ferme.
En chemin, j’objectai :
— Jack n’aimera pas avoir Alice à la maison…
— Il faudra bien qu’il s’y fasse.
Le ton était sans réplique.
Or, dans sa joie de revoir notre mère, Jack parut à peine remarquer la présence de la fille aux souliers pointus…
Après avoir pris un bain et changé de vêtements, maman insista pour préparer le souper, malgré les protestations d’Ellie, qui la pressait de se reposer. Je lui tins compagnie pendant qu’elle cuisinait, et lui racontai les événements d’Anglezarke. Toutefois, je ne parlai pas des tortures que Morgan avait infligées à mon père. La connaissant, je n’aurais pas été étonné de découvrir qu’elle était au courant. Si ce n’était pas le cas, cela l’aurait trop fait souffrir. Et elle avait déjà assez souffert.
Quand j’eus terminé, elle ne fit aucun commentaire. Elle se contenta de me serrer dans ses bras en déclarant qu’elle était fière de moi.
Que c’était bon d’être à la maison ! La petite Mary dormait tranquillement à l’étage, les bougies de cire brûlaient dans le grand chandelier de cuivre, un bon feu ronflait dans l’âtre, le ragoût préparé par maman fumait dans le plat. Pourtant plus rien ne serait jamais comme avant, et nous le savions tous.
Maman s’assit à la place qui avait été celle de papa et se comporta à sa manière habituelle. Alice et moi faisions face à Jack et Ellie. Mon frère, qui avait eu le temps de se remettre de ses émotions, ne semblait guère à l’aise d’avoir une jeune sorcière à sa table.
Nous parlâmes peu, ce soir-là. Comme nous finissions nos assiettes, maman repoussa sa chaise et se leva. Elle nous regarda tour à tour avant de prendre la parole :
— C’est sans doute le dernier souper que nous aurons pris ensemble. Demain, à cette heure, j’aurai quitté le Comté et ne reviendrai probablement jamais.
— Maman, je t’en prie, ne dis pas ça ! s’écria Jack.
Elle le fit taire d’un geste de la main et continua, avec de la tristesse dans la voix :
— Vous devrez prendre soin les uns des autres, à présent. C’est ce que votre père et moi désirerions. Écoute-moi bien, Jack ! Les dernières volontés de ton père sont aussi les miennes, et rien ne peut y être changé. La petite chambre du grenier appartient à Tom pour le reste de ses jours. Si tu viens à mourir avant lui, et que l’aîné de vos garçons hérite de la ferme, il en serait toujours ainsi. Je ne peux t’en donner les raisons, car tu n’aimerais pas les entendre. Mais ce qui est en jeu est trop important pour que je prenne en compte tes sentiments. Mon souhait, avant que je parte, c’est que tu acceptes pleinement les choses. Le feras-tu, mon fils ?
Jack acquiesça en silence. Ellie paraissait effrayée, et j’eus de la peine pour elle.
— Bien. Je suis contente que cela soit réglé, dit maman. Maintenant, apportez-moi les clés de ma chambre !
Mon frère sortit de la cuisine et revint presque aussitôt.
Le trousseau comportait une grande clé et plusieurs petites ouvrant les malles que maman gardait dans la pièce. Jack le posa sur la table ; maman s’en saisit.
— Tom et Alice, ordonna-t-elle, venez avec moi !
Elle se dirigea vers l’escalier ; nous la suivîmes. Elle monta droit à sa chambre personnelle.
Elle déverrouilla la porte, et j’entrai derrière elle.
La pièce était aussi encombrée que dans mon souvenir. L’automne précédent, ma mère m’avait donné la chaîne d’argent, qu’elle conservait jusqu’alors dans la plus grande malle, près de la fenêtre. Sans cette chaîne, je serais peut-être encore prisonnier de Meg, à moins que je n’aie été mangé par sa sœur… Que pouvaient bien cacher les trois autres malles ? J’étais empli de curiosité.
Je vis alors qu’Alice était restée sur le seuil, le visage crispé.
— Entre et ferme la porte, Alice ! lui dit maman d’une voix douce.
Dès qu’elle eut obéi, ma mère me tendit les clés :
— Tiens, Tom. Elles sont à toi, désormais. Conserve-les sur toi et ne les donne à personne, pas même à Jack. Cette pièce t’appartient, ainsi que tout ce qu’elle contient.
Alice regardait autour d’elle, les yeux écarquillés. Elle n’avait visiblement qu’une envie : fouiller dans ces caisses et découvrir leurs secrets. Moi aussi, je dois l’avouer…
— Puis-je ouvrir les malles, maman ? demandai-je.
Elle marqua une pause, puis déclara :
— Elles renferment les réponses à bien des énigmes, des révélations dont ton père lui-même n’a pas eu connaissance. Mon passé et mon avenir sont consignés là-dedans. Mais il te faudra des idées nettes et un esprit avisé pour le comprendre. Ce que tu as vécu récemment t’a fatigué et affaibli ; aussi, mieux vaut que tu patientes, Tom. Attends que je sois partie ; reviens à la fin du printemps. Les jours auront rallongé, et tu auras repris espoir.
Bien que déçu, j’acquiesçai avec un sourire :
— J’attendrai, maman.
— J’ai encore une chose à te dire. Cette pièce représente bien plus que les objets qu’elle recèle. Une fois la porte fermée à clé, rien de maléfique ne peut y pénétrer. Si tu fais preuve de courage, si ton cœur reste pur, ce lieu sera une forteresse contre l’obscur ; il te protégera bien mieux que la maison de ton maître à Chipenden. N’y aie recours que si quelque chose de terrible est à tes trousses, menaçant ta vie et ton âme. Ce sera pour toi l’ultime refuge.
— Seulement pour moi, maman ?
Son regard passa sur Alice, avant de revenir vers moi :
— Alice a pu pénétrer dans cette pièce. Donc, oui, elle pourra s’y réfugier aussi. Je voulais m’en assurer, c’est pourquoi je vous ai demandé de monter tous les deux. N’y fais jamais entrer personne d’autre. Ni Jack, ni Ellie, ni même ton maître.
— Pourquoi ? Pourquoi pas M. Gregory ?
Je n’arrivais pas à croire que, poussé à la dernière extrémité, l’Épouvanteur ne trouve pas protection dans cette chambre.
— Parce qu’il y a un prix à payer. L’un et l’autre, vous êtes jeunes et forts ; vous survivrez. Quant à ton maître, ses forces déclinent. Il est comme une chandelle prête à s’éteindre. Utiliser le pouvoir de cette pièce userait ses dernières forces. Voilà ce que tu auras à lui expliquer, si le cas se présentait. Tu ajouteras que tu tiens cet avertissement de moi.
Je donnai mon accord d’un signe de tête, et nous quittâmes les lieux.
Le lendemain, le petit déjeuner fut servi à l’aube. Après quoi, nous nous apprêtâmes à regagner Chipenden. Jack alla préparer une carriole, qui, le soir venu, transporterait notre mère à Sunderland. De là, un bateau l’emmènerait dans son pays, suivant le sillage de celui qui avait emporté Meg et sa sœur.
Maman dit au revoir à Alice, la priant de partir devant et de m’attendre à la grille de la cour. Alice la salua de la main et se mit en route.
Tandis que nous restions enlacés, probablement pour la dernière fois, ma mère voulut parler, et les mots s’étranglèrent dans sa gorge.
— Qu’y a-t-il, maman ? demandai-je doucement.
— Pardonne-moi, mon fils. Je tâche d’être forte, et c’est dur. Je ne voudrais pas prononcer des paroles qui te rendraient plus malheureux que tu ne l’es déjà.
— Je t’en prie, balbutiai-je, aveuglé par les larmes, quoi que ce soit, dis-le-moi !
— J’ai été tellement heureuse ici ! Je resterais si mon devoir n’était de partir. J’ai été heureuse avec ton père. Il n’y avait pas d’homme plus honnête, plus franc et plus affectueux. Mon bonheur a été complet lorsque vous êtes nés, toi et tes frères. Je ne connaîtrai plus jamais de pareilles joies. Le passé est le passé, il faut le laisser derrière soi. Il me semble n’avoir vécu qu’un bref et merveilleux rêve…
— Pourquoi doit-il en être ainsi ? fis-je, amer. Pourquoi la vie est-elle aussi courte ? Pourquoi les bonnes choses ne durent-elles pas ? Cela vaut-il la peine de vivre ?
Maman me regarda avec tendresse :
— Si tu combles mes espoirs, alors on jugera que ta vie valait d’être vécue, mon fils, quoi que tu en penses. Tu es né pour être au service du Comté. Tu dois remplir ta tâche.
Nous nous étreignîmes, et je crus que mon cœur se brisait.
— Au revoir, mon petit, murmura-t-elle en effleurant ma joue de ses lèvres.
Incapable d’en supporter davantage, je m’arrachai à elle et m’élançai vers le portail. Au bout de quelques pas, je me retournai pour lui faire signe. Elle me répondit, à demi cachée dans l’ombre du seuil. Lorsque je m’arrêtai une deuxième fois, elle était déjà rentrée dans la cuisine.
Alice à mes côtés, je repris donc la route de Chipenden, le cœur lourd, et le dernier baiser de ma mère sur ma joue. Je n’avais que treize ans ; pourtant, mon enfance était achevée.
Nous voici de nouveau à Chipenden. Les jacinthes fleurissent, les oiseaux pépient, le soleil est plus chaud de jour en jour.
Alice est heureuse. Elle reste extrêmement curieuse de savoir ce que renferment les coffres et les malles de maman. Mais je n’envisage pas de revenir à la ferme avec elle, car cela contrarierait Jack et Ellie. J’ai l’intention d’y aller le mois prochain, et j’ai promis de tout lui confier de mes découvertes.
Bien que très amaigri, l’Épouvanteur à pleinement recouvré la santé ; il marche quotidiennement dans les collines pour restaurer ses forces. Pourtant, il n’est plus tout à fait le même. Pendant nos leçons, il reste parfois longtemps silencieux, les yeux dans le vague, une expression de profonde tristesse sur le visage, comme s’il avait oublié ma présence. Il sent, m’a-t-il confié un jour, que son temps sur cette Terre touche à sa fin.
Il y a cependant des choses qu’il désire accomplir avant de mourir ; des tâches qu’il a repoussées pendant des années. En premier lieu, il prévoit de se rendre à Pendle afin de mettre hors d’état de nuire les trois clans de sorcières qui s’y sont rassemblés, trente-neuf sorcières au total ! Il va s’exposer à de grands dangers, et je me demande de quelle façon il compte s’y prendre. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas à tergiverser ; je suivrai mon maître, où qu’il décide d’aller. Je ne suis que son apprenti ; lui, il est toujours l’Épouvanteur.
Thomas J. Ward
Fin du tome 3